Requalification d’un contrat de prestation de service entre un joueur e-sport et un club sportif en contrat de travail
- 2 mai 2024
- Cabinet Dalila MADJID
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« Le travail ne peut être une loi sans être un droit », Victor Hugo.
Par jugement en date du 27 mars 2024, le Tribunal judiciaire de Paris a requalifié un contrat de prestation de service d’un joueur e-sport en contrat de travail. (Tribunal judiciaire, Paris, 27 Mars 2024 – n° 22/02668)
1- Conclusion d’un contrat de prestation de service entre un joueur e-sport résidant en France et un club de compétition de jeux vidéo de droit américain
1.1. Le contrat de prestation de service
Dans cette décision, un joueur de compétitions de jeux vidéo a signé un contrat de prestation de service, rédigé en langue anglaise et soumis au droit de la Caroline du Nord, avec un club sportif de jeux vidéo.
En effet, dans son contrat il est « recruté » par la société de droit américain, moyennant rétribution pour fournir ses « services » en tant que joueur d’une équipe participant à des tournois internationaux de jeux vidéo « Couter Strike ».
Dans le cadre de ce contrat, le joueur e-sport a participé à une vingtaine de tournois internationaux qui se sont déroulés hors du territoire français, sur une période d’un an et demi.
1.2. Le redressement de l’Urssaf
L’administration fiscal a été alertée suite aux virements internationaux effectués sur le compte bancaire du e-sportif et à l’absence de déclaration de ses revenus. Suite à une enquête, il s’est vu imposer en France, les sommes qu’il a perçues dans la catégorie des bénéfices non commerciaux.
L’Urssaf d’Ile-de-France s’est fondée sur la base de ses revenus, qu’elle qualifie de « bénéfices non commerciaux », pour lui adresser des appels de cotisations s’élevant à un montant de 32 706 euros, avec une majoration de retard d’un montant de 1 765 euros.
1.3. La contestation par le joueur des appels à cotisation de l’Urssaf par la saisine du Tribunal
Le joueur e-sport a saisi le Tribunal judiciaire de Paris afin de former opposition à la contrainte délivrée par le directeur de l’Urssaf d’Ile de France.
Le e-joueur soutient que l’Urssaf ne saurait être fondée à qualifier son statut de travailleur indépendant, sur la seule imposition de ses revenus au titre des bénéfices non commerciaux, qui est insuffisante pour caractériser à elle seule, au regard du droit social français, l’exercice d’une activité relevant du statut de travailleur indépendant rendant l’affiliation obligatoire à l’Urssaf.
Le e-joueur soutient plus précisément, qu’il a en fait, signé un contrat de travail aux motifs qu’ «il est unanimement reconnu que le travailleur indépendant est celui qui exerce une activité économique pour son propre compte et qui est dès lors autonome dans la gestion de son organisation et de ses conditions de travail, dans le choix de ses clients et dans la tarification de ses prestations, définition à laquelle ne correspond pas son activité pour le compte de la société compte tenu des termes du contrat qu’il a conclu avec cette dernière qui constitue un réel contrat de travail malgré sa dénomination».
Le Tribunal a donné gain de cause au e-joueur sur les mêmes fondements juridiques que ce dernier.
2- Requalification par le Tribunal du contrat de prestation de service du e-joueur en contrat de travail
2.1. La définition de l’activité salariée
Pour qualifier le contrat conclu par le joueur avec le club sportif, de contrat de travail, le Tribunal procède à un raisonnement en plusieurs temps.
En effet, d’une part, les Juges rappellent que toute personne qui réside ou travaille sur le territoire français doit être affiliée à un régime de sécurité sociale (art. L. 111-1 du Code de la sécurité sociale), et doit par conséquent, s’acquitter des cotisations dues au titre du régime auquel elle est rattachée.
D’autre part, concernant les travailleurs indépendants non agricoles, les cotisations sociales sont assises sur leur revenu d’activité non salariée (art. L. 131-6 du code de la sécurité sociale).
Aussi, les Juges précisent que, n’existant pas de textes en droit de la sécurité sociale définissant l’activité non salariée, celle-ci se définit, ainsi, par déduction de la définition de l’activité salariée.
A ce titre, le Tribunal rappelle que le statut de salarié ou de travailleur indépendant dépend de la caractérisation ou non d’un lien de subordination juridique, caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné.
2.2. L’existence d’un lien de subordination par la seule étude du contrat
Ainsi, en l’espèce, le Tribunal n’avait comme seul élément pour statuer sur la qualification, que du contrat de prestation de service conclu entre le e-joueur et le club sportif.
En effet, à la lecture de ce contrat, les Juges ont estimé que le joueur n’exerçait pas une activité indépendante, mais bien une activité salariée, compte tenu de l’existence d’un lien de subordination, à savoir d’un travail sous les ordres d’un employeur, qui, selon les Juges, peut être caractérisé de la manière suivante :
– Les Juges ont estimé que le joueur a été « engagé » par la société pour fournir ses « services » en tant que joueur d’une équipe participant à des tournois de jeux vidéo « Couter Strike ». Ainsi, selon les Juges, le joueur doit exécuter « les services en lien avec l’équipe qui sont habituellement effectués dans l’industrie du e-sport par des personnes engagées pour servir en tant que joueurs compétitifs de classe mondiale »;
– Les Juges relèvent que le contrat prévoit que les compétitions auxquelles participe l’équipe sont choisies par la seule société et qu’il doit y porter « les vêtements de l’équipe ». Le joueur est soumis à des horaires précis, à savoir il doit effectuer une durée hebdomadaire de 15 heures d’entraînement en ligne et effectuer un minimum de 20 heures mensuelles de streaming. Le joueur s’engage à participer à un nombre d’opération de marketing et de publicité;
– Les Juges relèvent également que le joueur doit à la demande de la société, s’identifier sur les réseaux sociaux dans le cadre d’activité promotionnelle;
– Les Juges précisent aussi, que le joueur doit promouvoir l’équipe et le club, et ne doit pas exercer d’activité concurrente à celui-ci;
– En contrepartie de ses engagements, le joueur perçoit une rémunération mensuelle de 4.000 à 5.000 euros. Quant au montant des prix des tournois, il est versé directement à la société, qui après prélèvement des taxes et commission, reverse un montant au joueur;
– Le club lui fournit l’équipement de jeu nécessaire, il organise, aussi les voyages et les hébergements,
– Et enfin, les Juges soulèvent le pouvoir de sanction du club, en ce qu’il peut résilier le contrat, « si le joueur échoue à exécuter les services selon une manière attendue d’un joueur sous les pratiques commerciales ou industrielles normales ou encore si celui-ci est incapable d’exécuter les services pendant au moins trente jours consécutifs en cas de maladie, incapacité ou problème similaires ou encore se libre à un comportement que la société considère nuisible à son activité ou à sa réputation ».
Il convient de noter que le Tribunal a clairement précisé qu’en dépit de l’absence d’élément produit par le joueur quant aux conditions de faits dans lesquelles il a exécuté le contrat, que le lien de subordination était caractérisé par les termes de ce contrat.
En effet, selon les Juges, il découle des termes du contrat que, le club sportif a donné des ordres et des directives au joueur, relatifs à l’exécution de son travail.
Et qu’il a également, contrôlé l’exécution de son travail et s’est donné la possibilité de sanctionner les manquements.
2.3. Critique du jugement: le contrat à lui seul ne suffit pas à retenir l’existence d’un lien de subordination
Ici, le Tribunal s’est un peu éloigné de la jurisprudence constante, selon laquelle la relation de travail et plus précisément son existence, ne dépend pas de la volonté exprimée par les parties, ni de la détermination qu’elles ont donné à leur convention, mais uniquement de ces conditions dites de fait. (Cass. Soc. 3/11/2011 n°11-10688).
A plusieurs reprises, la Cour de cassation est venue rappeler que l’existence d’une relation de travail dépend des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs. (Cass. Soc. 16 nov. 2022)
Ces conditions de fait résident essentiellement dans l’appréciation du lien de subordination, par la recherche de preuves tangibles via un faisceau d’indices, d’une exécution de travail sous l’autorité d’un travailleur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquement de son subordonné.
Ainsi, par l’utilisation du faisceau d’indices, si le lien de subordination du salarié envers son employeur est clairement démontré, dans ce cas, il y a effectivement une relation de travail salariée établie.
Dans cette affaire, le Tribunal a bien reconnu l’absence d’élément produit par le joueur quant au conditions de faits dans lesquelles il a exécuté le contrat.
Néanmoins, il a caractérisé le lien de subordination sur la seule étude des termes du contrat conclu entre le e-joueur et le club sportif, ce qui est insuffisant conformément à la Jurisprudence en vigueur.
Conclusion: Les clubs sportifs devront demeurer vigilants quant à la rédaction des contrats, qui doit être très soignée. En ce qu’il existe de réels risques de requalification d’un contrat de prestation de service en contrat de travail, dès lors qu’il est aisé de caractériser un lien de subordination. Ainsi, les conséquences d’une telle requalification peuvent être très onéreuse pour la société.
En effet, avec une telle décision, le e-joueur aura toujours la latitude de saisir parallèlement le conseil de prud’hommes, pour solliciter le paiement des rappels de salaires, des heures supplémentaires, des éventuelles primes, mais également des indemnités pour un licenciement sans cause réelle et sérieuse, des indemnités compensatrices de préavis. Il pourra, également solliciter le paiement de six mois de salaire pour travail dissimulé (art. L. 8223-1 du Code du travail).
Le club lui-même pourra subir un redressement Urssaf pour les cotisations sociales non payées avec majoration de retard, sur les montants versés au joueur.
Il convient de rappeler, que dès lors il existe un lien de subordination, dans le domaine des compétitions de jeux vidéo, il est possible de conclure un contrat de travail à durée déterminée spécifique pour recruter des e-joueurs.
(Tribunal judiciaire, Paris, 27 Mars 2024 – n° 22/02668)
Dalila Madjid, avocate
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